BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Gottfried Wilhelm Leibniz

1646 - 1716

 

Les principes de la philosophie

ou Monadologie

 

1714

 

Text:

Gottfried Wilhelm Leibniz, La Monadologie

Éd. Alexis Bertrand, Paris: Eugène Belin, 1886

 

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1. La Monade, dont nous parlerons icy, n'est autre chose qu'une substance simple, qui entre dans les composés; simple, c'est à dire sans parties. (Theod. §.10.)

 

2. Et il faut qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des composés; car le composé n'est autre chose, qu'un amas ou aggregatum des simples.

 

3. Or là, où il n'y a point de parties, il n'y a ny étendue, ny figure, ny divisibilité possible. Et ces Monades sont les veritables Atomes de la Nature et en un mot les Elemens des choses.

 

4. Il n'y a aussi point de dissolution à craindre, et il n'y a aucune maniere concevable, par laquelle une substance simple puisse perir naturellement. (Theod. §.89.)

 

5. Par la même raison, il n'y en a aucune, par laquelle une substance simple puisse commencer naturellement, puisqu'elle ne sauroit être formée par composition.

 

6. Ainsi on peut dire, que les Monades ne sauroient commencer ny finir que tout d'un coup, c'est à dire elles ne sauroient commencer que par creation, et finir que par annihilation, au lieu, que ce qui est composé, commence ou finit par parties.

 

7. Il n'y a pas moyen aussi d'expliquer comment une Monade puisse être alterée ou changée dans son interieur par quelque autre creature, puisqu'on n'y sauroit rien transposer ny concevoir en elle aucun mouvement interne, qui puisse être excité, dirigé, augmenté ou diminué là dedans, comme cela se peut dans les composés, où il y a des changemens entre les parties. Les Monades n'ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les accidens ne sauroient se detacher, ny se promener hors des substances, comme faisoient autrefois les especes sensibles des Scholastiques. Ainsi ny substance, ny accident peut entrer de dehors dans une Monade.

 

8. Cependant il faut que les Monades ayent quelques qualités, autrement ce ne seroient pas même des Etres. Et si les substances simples ne differoient point par leurs qualités, il n'y auroit pas moyen de s'appercevoir d'aucun changement dans les choses; puisque ce qui est dans le composé ne peut venir que des ingrediens simples; et les Monades étant sans qualités seroient indistinguables l'une de l'autre, puisque aussi bien elles ne different point en quantité: et par consequent le plein étant supposé, chaque lieu ne recevroit tousjours dans le mouvement que l'Equivalent de ce qu'il avoit eu, et un état des choses seroit indiscernable de l'autre.

 

9. Il faut même que chaque Monade soit differente de chaque autre. Car il n'y a jamais dans la nature deux Etres qui soyent parfaitement l'un comme l'autre et où il ne soit possible de trouver une difference interne, ou fondée sur une denomination intrinseque.

 

10. Je prends aussi pour accordé, que tout être creé est sujet au changement et par consequent la Monade creée aussi, et même que ce changement est continuel dans chacune.

 

11. Il s'ensuit de ce que nous venons de dire que les changemens naturels des Monades viennent d'un principe interne, puisqu'une cause externe ne sauroit influer dans son interieur. (Theod. §.396. §.400.)

 

12. Mais il faut aussi, qu'outre le principe du changement il y ait un detail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la specification et la varieté des substances simples.

 

13. Ce detail doit envelopper une multitude dans l'unité ou dans le simple. Car tout changement naturel se faisant par degrés, quelque chose change, et quelque chose reste; et par consequent il faut que dans la substance simple il y ait une pluralité d'affections et de rapports, quoyqu'il n'y en ait point de parties.

 

14. L'état passager qui enveloppe et represente une multitude dans l'unité ou dans la substance simple n'est autre chose que ce qu'on appelle la Perception, qu'on doit distinguer de l'apperception ou de la conscience, comme il paroitra dans la suite. Et c'est en quoy les Cartesiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions, dont on ne s'apperçoit pas. C'est aussi ce qui les a fait croire que les seuls Esprits étoient des Monades et qu'il n'y avoit point d'Ames des Bêtes ny d'autres Entelechies et qu'ils ont confondu avec le vulgaire un long etourdissement avec une mort à la rigueur, ce qui les a fait encor donner dans le prejugé scholastique des Ames entierement separées et a même confirmé les esprits mal tournés dans l'opinion de la mortalité des ames.

 

15. L'action du principe interne qui fait le changement ou le passage d'une perception à une autre, peut être appelé Appetition: il est vray que l'appetit ne sauroit tousjours parvenir entierement à toute la perception où il tend, mais il en obtient tousjours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles.

 

16. Nous experimentons nous mêmes une multitude dans la substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont nous nous appercevons enveloppe une varieté dans l'objet. Ainsi tous ceux, qui reconnoissent que l'Ame est une substance simple doivent reconnoitre cette multitude dans la Monade; et Monsieur Bayle ne devoit point y trouver de la difficulté comme il a fait dans son Dictionnaire, article Rorarius.

 

17. On est obligé d'ailleurs de confesser, que la Perception et ce qui en depend est inexplicable par des raisons mecaniques, c'est à dire par les figures et par les mouvemens. Et feignant, qu'il y ait une Machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception, on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu'on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au dedans que des pieces qui se poussent les unes les autres, et jamais de quoy expliquer une perception. Ainsi c'est dans la substance simple et non dans le composé, ou dans la machine, qu'il la faut chercher. Aussi n'y at-il que cela qu'on puisse trouver dans la substance simple, c'est à dire les perceptions et leurs changemens. C'est en cela seul aussi que peuvent consister toutes les Actions internes des substances simples. (Pref.)

 

18. On pourroit donner le nom d'Entelechies à toutes les substances simples, ou Monades, creées, car elles ont en elles une certaine perfection (ecousi to enteleV), il y a une suffisance (autarkeia) qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des Automates incorporels.

 

19. Si nous voulons appeller Ame tout ce qui a perceptions et appetits dans le sens general que je viens d'expliquer, toutes les substances simples ou Monades creées pourroient être appellées Ames; mais, comme le sentiment est quelque chose de plus qu'une simple perception, je consens, que le nom general de Monades et d'Entelechies suffise aux substances simples, qui n'auront que cela, et qu'on appelle Ames seulement celles, dont la perception est plus distincte et accompagnée de memoire.

 

20. Car nous experimentons en nous mêmes un Etat, où nous ne nous souvenons de rien et n'avons aucune perception distinguée, comme lorsque nous tombons en defaillance, ou quand nous sommes accablés d'un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état l'ame ne differe point sensiblement d'une simple Monade, mais comme cet état n'est point durable, et qu'elle s'en tire, elle est quelque chose de plus.

 

21. Et il ne s'ensuit point qu'alors la substance simple soit sans aucune perception. Cela ne se peut pas même, par les raisons susdites; car elle ne sauroit perir, elle ne sauroit aussi subsister sans quelque affection, qui n'est autre chose que sa perception: mais quand il y a une grande multitude de petites perceptions, où il y a rien de distingué, on est êtourdi; comme quand on tourne continuellement d'un même sens plusieurs fois de suite, où il vient un vestige qui nous peut faire evanouir et qui ne nous laisse rien distinguer. Et la mort peut donner cet état pour un temps aux animaux.

 

22. Et comme tout present état d'une substance simple est naturellement une suite de son état precedent, tellement que le present y est gros de l'avenir. (Theod. §.360.)

 

23. Donc puisque réveillé de l'étourdissement, on s'apperçoit de ses perceptions, il faut bien, qu'on en ait eu immediatement auparavant, quoyqu'on ne s'en soit point apperçû; car une perception ne sauroit venir naturellement que d'une autre perception, comme un mouvement ne peut venir naturellement que d'un mouvement. (Theod. §.401-403.)

 

24. L'on voit par là, que si nous n'avions rien de distingué et pour ainsi dire de relevé, et d'un plus haut goût dans nos perceptions, nous serions tousjours dans l'étourdissement. Et c'est l'état des Monades toutes nues.

 

25. Aussi voyons nous que la Nature a donné des perceptions relevées aux animaux par les soins, qu'elle a pris de leur fournir des organes, qui ramassent plusieurs rayons de lumiere ou plusieurs undulations de l'air, pour les faire avoir plus d'efficace par leur union. Il y a quelque chose d'approchant dans l'odeur, dans le goût et dans l'attouchement, et peutêtre dans quantité d'autres sens, qui nous sont inconnus. Et j'expliqueray tantost, comment ce qui se passe dans l'Ame represente ce qui se fait dans les organes.

 

26. La memoire fournit une espèce de Consecution aux Ames, qui imite la raison, mais qui en doit être distinguée. C'est que nous voyons que les animaux, ayant la perception de quelque chose qui les frappe et dont ils ont eu perception semblable auparavant, s'attendent par la representation de leur memoire à ce qui y a été joint dans cette perception precedente et sont portés à des sentimens semblables à ceux qu'ils avoient pris alors. Par exemple: quand on montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qu'il leur a causé et crient et fuient. (Prelim. §.65.)

 

27. Et l'imagination forte, qui les frappe et emeut, vient ou de la grandeur ou de la multitude des perceptions precedentes. Car souvent une impression forte fait tout d'un coup l'effet d'une longue habitude ou de beaucoup de perceptions médiocres reiterées.

 

28. Les hommes agissent comme les bêtes en tant que les consecutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la memoire, ressemblans aux Medecins Empiriques, qui ont une simple pratique sans theorie; et nous ne sommes qu'Empiriques dans les trois quarts de nos Actions. Par exemple, quand on s'attend qu'il y aura jour demain, on agit en Empirique, parce que cela s'est tousjours fait ainsi jusqu'icy. Il n'y a que l'Astronome qui le juge par raison.

29. Mais la connoissance des verités necessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences; en nous élevant à la connoissance de nous mêmes et de Dieu. Et c'est ce qu'on appelle en nous Ame Raisonnable, ou Esprit.

 

30. C'est aussi par la connoissance des verités necessaires et par leurs abstractions que nous sommes élevés aux Actes reflexifs, qui nous font penser à ce qui s'appelle Moy et à considerer que cecy ou cela est en Nous: et c'est ainsi, qu'en pensant à nous, nous pensons à l'Etre, à la substance, au simple et au composé, à l'immateriel et à Dieu même, en concevant que ce qui est borné en nous est en luy sans bornes. Et ces Actes Reflexifs fournissent les objets principaux de nos raisonnemens. (Pref.)

 

31. Nos raisonnemens sont fondés sur deux grands Principes, celuy de la Contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vray ce qui est opposé ou contradictoire au faux. (Theod. §.44. §.169.)

 

32. Et celuy de la Raison suffisante, en vertu duquel nous considerons qu'aucun fait ne sauroit se trouver vray ou existant, aucune Enontiation veritable sans qu'il y ait une raison suffisante pourquoy il en soit ainsi et non pas autrement, quoyque ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues. (Theod. §.44. §.169.)

 

33. Il y a aussi deux sortes de Verités, celles de Raisonnement et celle de Fait. Les Verités de Raisonnement sont necessaires et leur opposé est impossible, et celles de Fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une verité est necessaire, on en peut trouver la Raison par l'Analyse, la resolvant en idées et en verités plus simples jusqu'à ce qu'on vienne aux primitives. (Theod. §.170. §.174. §.189. §.280-282. §.367. Abregé object. 3.)

 

34. C'est ainsi que chez les Mathematiciens, les Theoremes de Speculation et les Canons de pratique sont réduits par l'Analyse aux Definitions, Axiomes et Demandes.

 

35. Et il y a enfin des idées simples, dont on ne sauroit donner la définition; il y a aussi des Axiomes et Demandes ou en un mot des principes primitifs, qui ne sauroient être prouvés et n'en ont point besoin aussi; et ce sont les Enontiations identiques, dont l'opposé contient une contradiction expresse.

 

36. Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les verités contingentes ou de fait, c'est à dire dans la suite des choses repandues par l'univers des Creatures, où la Resolution en raisons particulieres pourroit aller à un detail sans bornes, à cause de la varieté immense des choses de la Nature et de la division des corps à l'infini. Il y a une infinité de figures et de mouvemens presens et passés, qui entrent dans la cause efficiente de mon ecriture presente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme, présentes et passées, qui entrent dans la cause finale. (Theod. §.36. §.37. 44. 45. 49. 52. §.121. 122. §.337. §.340. 344.)

 

37. Et comme tout ce detail n'enveloppe que d'autres contingens antérieurs ou plus detaillés, dont chacun a encor besoin d'une Analyse semblable pour en rendre raison, on n'en est pas plus avancé: et il faut que la raison suffisante ou derniere soit hors de la suite ou series de ce detail des contingences, quelque infini qu'il pourroit être.

 

38. Et c'est ainsi que la derniere raison des choses doit être dans une substance necessaire, dans laquelle le detail des changemens ne soit qu'éminemment, comme dans la source, et c'est ce que nous appellons Dieu. (Theod. §.7. )

 

39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce detail, lequel aussi est lié par tout; il n'y a qu'un Dieu, et ce Dieu suffit.

 

40. On peut juger aussi que cette Substance Supreme qui est unique, universelle et necessaire, n'ayant rien hors d'elle qui en soit independant, et étant une suite simple de l'être possible, doit être incapable de limites et contenir tout autant de realité qu'il est possible.

 

41. D'où il s'ensuit, que Dieu est absolument parfait; la perfection n'étant autre chose que la grandeur de la realité positive prise precisement, en mettant à part les limites ou bornes dans les choses qui en ont. Et là, où il n'y a point de bornes, c'est à dire en Dieu, la perfection est absolument infinie. (Theod. §.22. Pref.)

 

42. Il s'ensuit aussi que les Creatures ont leurs perfections de l'influence de Dieu, mais qu'elles ont leurs imperfections de leur nature propre, incapable d'être sans bornes. Car c'est en cela qu'elles sont distinguées de Dieu. (Theod. §.20. §.27-31. §.153. §.167. §.377 seqq. )

 

43. Il est vray aussi, qu'en Dieu est non seulement la source des existences, mais encor celles des essences, en tant que réelles, ou de ce qu'il y a de réel dans la possibilité. C'est parce que l'Entendement de Dieu est la Region des verités éternelles, ou des idées dont elles dependent, et que sans luy il n'y auroit rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d'existant, mais encor rien de possible. (Theod. §.20.)

 

44. Car il faut bien que s'il y a une realité dans les Essences ou possibilités, ou bien dans les verités éternelles, cette realité soit fondée en quelque chose d'Existant et d'Actuel; et par consequent dans l'Existence de l'Etre necessaire, dans lequel l'Essence renferme l'Existence, ou dans lequel il suffit d'être possible pour être Actuel. (Theod. §.184. 189. §.335.)

 

45. Ainsi Dieu seul (ou l'Etre Necessaire) a ce privilege, qu'il faut qu'il existe, s'il est possible. Et comme rien ne peut empecher la possibilité de ce qui n'enferme aucunes bornes, aucune negation, et par consequent aucune contradiction, cela seul suffit pour connoitre l'existence de Dieu a priori. Nous l'avons prouvée aussi par la realité des verités éternelles. Mais nous venons de la prouver aussi a posteriori puisque des êtres contingens existent, lesquels ne sauroient avoir leur raison derniere ou suffisante que dans l'être necessaire, qui a la raison de son existence en luy même.

 

46. Cependant il ne faut point s'imaginer avec quelques uns que les verités éternelles étant dependantes de Dieu, sont arbitraires et dependent de sa volonté, comme Des Cartes paroist l'avoir pris et puis Monsieur Poiret. Cela n'est veritable que des Verités contingentes, dont le principe est la convenance ou le choix du meilleur; au lieu que les verités necessaires dependent uniquement de son entendement, et en sont l'objet interne. (Theod. §.180. 184. 185. §.335. §.351. §.380.)

 

47. Ainsi Dieu seul est l'Unité primitive, ou la substance simple originaire, dont toutes les Monades creées ou derivatives sont des productions et naissent, pour ainsi dire, par des Fulgurations continuelles de la Divinité de moment à moment, bornées par la receptivité de la creature, à laquelle il est essentiel d'être limitée. (Theod. §.382-391. §.398. §.395.)

 

48. Il y a en Dieu la Puissance, qui est la source de tout, puis la Connoissance qui contient le detail des Idées, et enfin la Volonté, qui fait les changemens ou productions selon le principe du Meilleur. Et c'est ce qui répond à ce qui dans les Monades creées fait le sujet ou la Base, la Faculté Perceptive et la Faculté Appetitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou parfaits, et dans les Monades creées ou dans les Entelechies (ou perfectihabies, comme Hermolaus Barbarus traduisoit ce mot) ce n'en sont que des imitations à mesure qu'il y a de la perfection. (Theod. §.7. §.149. 150. §.87.)

 

49. La creature est dite agir au dehors en tant qu'elle a de la perfection, et patir d'une autre en tant qu'elle est imparfaite. Ainsi l'on attribue l'Action à la Monade en tant qu'elle a des perceptions distinctes, et la Passion en tant qu'elle a de confuses. (Theod. §.32. 66. §.386.)

 

50. Et une Creature est plus parfaite qu'une autre en ce qu'on trouve en elle ce qui sert à rendre raison a priori de ce qui se passe dans l'autre, et c'est par là qu'on dit qu'elle agit sur l'autre.

 

51. Mais dans les substances simples ce n'est qu'une influence ideale d'une Monade sur l'autre, qui ne peut avoir son effet que par l'intervention de Dieu, en tant que dans les Idées de Dieu une Monade demande avec raison, que Dieu en reglant les autres dès le commencement des choses, ait regard à elle. Car puisqu'une Monade creée ne sauroit avoir une influence physique sur l'intérieur de l'autre, ce n'est que par ce moyen que l'une peut avoir de la dependance de l'autre. (Theod. §.9. §.54. §.65. 66. §.201. Abregé object. 3.)

 

52. Et c'est par là qu'entre les Creatures les Actions et Passions sont mutuelles. Car Dieu, comparant deux substances simples, trouve en chacune des raisons, qui l'obligent à y accommoder l'autre, et par consequent ce qui est actif à certains égards, est passif suivant un autre point de consideration: actif en tant, que ce qu'on connoist distinctement en luy, sert à rendre raison de ce qui se passe dans un autre; et passif en tant, que la raison de ce qui se passe en luy se trouve dans ce qui se connoist distinctement dans un autre. (Theod. §.66.)

 

53. Or, comme il y a une infinité d'univers possibles dans les Idées de Dieu et qu'il n'en peut exister qu'un seul, il faut qu'il y ait une raison suffisante du choix de Dieu, qui le determine à l'un plustôt qu'à l'autre. (Theod. §.8. §.10. §.44. §.173. §.196 seqq. §.225. §.414-416.)

 

54. Et cette raison ne peut se trouver que dans la convenance, ou dans les degrés de perfection, que ces Mondes contiennent, chaque possible ayant droit de pretendre à l'Existence à mesure de la perfection qu'il enveloppe. (Theod. §.74. §.167. §.350. §.201. §.130. 352. 345 seqq. 354.)

 

55. Et c'est ce qui est la cause de l'Existence du Meilleur, que la sagesse fait connoitre à Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que sa puissance le fait produire. (Theod. §.8. §.78. §.80. §.84. §.119. §.204. 206. 208. Abregé object. 1. object. 8.)

 

56. Or cette Liaison ou cet accommodement de toutes les choses creées à chacune et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu'elle est par consequent un miroir vivant perpetuel de l'univers. (Theod. §.130. §.360.)

 

57. Et comme une même ville regardée de differens côtés paroist tout autre et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de differens univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les differens points de veue de chaque Monade. (Theod. §.147.)

 

58. Et c'est le moyen d'obtenir autant de varieté qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c'est à dire c'est le moyen d'obtenir autant de perfection qu'il se peut. (Theod. §.120. §.124. §.241 seqq. §.214. 243. §.275.)

 

59. Aussi n'est ce que cette Hypothese (que j'ose dire demontrée) qui relève, comme il faut, la grandeur de Dieu; c'est ce que Monsieur Bayle reconnut, lorsque dans son Dictionnaire (article Rorarius) il y fit des objections où même il fut tenté de croire, que je donnais trop à Dieu, et plus qu'il n'est possible. Mais il ne put alleguer aucune raison pourquoy cette harmonie universelle, qui fait que toute substance exprime exactement toutes les autres par les rapports qu'elle y a, fût impossible.

 

60. On voit d'ailleurs dans ce que je viens de rapporter, les Raisons a priori pourquoy les choses ne sauroient aller autrement: Parce que Dieu en reglant le tout a eu egard à chaque partie, et particulierement à chaque Monade, dont la nature étant representative, rien ne la sauroit borner à ne representer qu'une partie des choses, quoyqu'il soit vray, que cette representation n'est que confuse dans le detail de tout l'univers, et ne peut être distincte que dans une petite partie des choses, c'est à dire dans celles, qui sont ou les plus prochaines ou les plus grandes par rapport à chacune des Monades; autrement chaque Monade seroit une Divinité. Ce n'est pas dans l'objet, mais dans la modification de la connoissance de l'objet, que les Monades sont bornées. Elles vont toutes confusement à l'infini, au tout, mais elles sont limitées et distinguées par les degrés des perceptions distinctes.

 

61. Et les composés symbolisent en cela avec les simples. Car comme tout est plein, ce qui rend toute la matiere liée et comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps distans à mesure de la distance, de sorte que chaque corps est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en quelque façon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent de ceux qui touchent les premiers, dont il est touché immédiatement: il s'ensuit, que cette communication va à quelque distance que ce soit. Et par consequent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l'univers, tellement que celuy qui voit tout pourroit lire dans chacun ce qui se fait partout et même ce qui s'est fait ou se fera, en remarquant dans le present ce qui est éloigné tant selon les temps que selon les lieux; sumpnoia panta disoit Hippocrate. Mais une Ame ne peut lire en elle même que ce qui y est representé distinctement, elle ne sauroit developper tout d'un coup tous ses replis, car ils vont à l'infini.

 

62. Ainsi quoyque chaque Monade creée represente tout l'univers, elle represente plus distinctement le corps qui luy est affecté particulierement et dont elle fait l'Entelechie: et comme ce corps exprime tout l'univers par la connexion de toute la matiere dans le plein, l'ame represente aussi tout l'univers en representant ce corps, qui luy appartient d'une manière particuliere. (Theod. §.400.)

 

63. Le corps appartenant à une Monade, qui en est l'Entelechie ou l'Ame, constitue avec l'Entelechie ce qu'on peut appeler un vivant, et avec l'Ame ce qu'on appelle un Animal. Or ce corps d'un vivant ou d'un Animal est tousjours organique; car toute Monade étant un miroir de l'univers à sa mode, et l'univers étant reglé dans un ordre parfait, il faut qu'il y ait aussi un ordre dans le representant, c'est à dire dans les perceptions de l'ame, et par consequent dans le corps, suivant lequel l'univers y est representé. (Theod. §.403.)

 

64. Ainsi chaque corps organique d'un vivant est une Espèce de Machine divine, ou d'un Automate Naturel, qui surpasse infiniment tous les Automates artificiels. Parce qu'une Machine, faite par l'art de l'homme, n'est pas Machine dans chacune de ses parties, par exemple: la dent d'une roue de leton a des parties ou fragmens, qui ne nous sont plus quelque chose d'artificiel et n'ont plus rien qui marque de la machine par rapport à l'usage où la roue étoit destinée. Mais les Machines de la Nature, c'est à dire les corps vivans, sont encor des machines dans leurs moindres parties, jusqu'à l'infini. C'est ce qui fait la difference entre la Nature et l'Art, c'est à dire entre l'art Divin et le Notre.

 

65. Et l'auteur de la Nature a pu practiquer cet artifice Divin et infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matiere n'est pas seulement divisible à l'infini, comme les anciens ont reconnu, mais encor sous-divisée actuellement sans fin, chaque partie en parties, dont chacune a quelque mouvement propre: autrement il seroit impossible que chaque portion de la matiere pût exprimer tout l'univers. (Prelim. §.70. Theod. §.195.)

 

66. Par où l'on voit, qu'il y a un Monde de Creatures, de vivans, d'Animaux, d'Entelechies, d'Ames dans la moindre partie de la matiere.

 

67. Chaque portion de la matiere peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l'Animal, chaque goutte de ses humeurs est encor un tel jardin ou un tel étang.

 

68. Et quoyque la terre et l'air interceptés entre les plantes du jardin, ou l'eau interceptée entre les poissons de l'étang, ne soit point plante, ny poisson, ils en contiennent pourtant encor, mais le plus souvent d'une subtilité à nous imperceptible.

 

69. Ainsi il n'y a rien d'inculte, de sterile, de mort dans l'univers, point de Chaos, point de confusion qu'en apparence; à peu près comme il en paroitroit dans un étang à une distance, dans laquelle on verroit un mouvement confus et grouillement pour ainsi dire de poissons de l'étang, sans discerner les poissons mêmes. (Pref.)

 

70. On voit par là que chaque corps vivant a une Entelechie dominante qui est l'Ame dans l'animal; mais les membres de ce corps vivant sont pleins d'autres vivans, plantes, animaux, dont chacun a encor son Entelechie ou son ame dominante.

 

71. Mais il ne faut point s'imaginer avec quelques uns, qui avoient mal pris ma pensée que chaque ame a une masse ou portion de la matiere propre ou affectée à Elle pour tousjours, et qu'elle possède par consequent d'autres vivans inferieurs, destinés tousjours à son service. Car tous les corps sont dans un flux perpetuel comme des rivieres, et des parties y entrent et en sortent continuellement.

 

72. Ainsi l'ame ne change de corps que peu à peu et par degrés, de sorte qu'elle n'est jamais depouillée tout d'un coup de tous ses organes; et il y a souvent metamorphose dans les animaux, mais jamais Metempsychose, ny transmigration des Ames: il n'y a pas non plus des Ames tout à fait separées, ny de Génies sans corps. Dieu seul en est detaché entierement. (Theod. §.90. §.121.)

 

73. C'est ce qui fait aussi qu'il n'y a jamais ny generation entiere, ny mort parfaite prise à la rigueur, consistant dans la separation de l'ame. Et ce que nous appellons Generations sont des developpemens et des accroissemens; comme ce que nous appellons morts, sont des Enveloppemens et des Diminutions.

 

74. Les philosophes ont été fort embarrassés sur l'origine des formes, Entelechies ou Ames, mais aujourd'huy lorsqu'on s'est apperçu par des recherches exactes, faites sur les plantes, les insectes et les animaux, que les corps organiques de la nature ne sont jamais produits d'un Chaos ou d'une putrefaction, mais tousjours par les semences, dans lesquelles il y avoit sans doute quelque preformation, on a jugé que non seulement le corps organique y étoit déja avant la conception, mais encor une Ame dans ce corps et en un mot l'animal même; et que par le moyen de la conception cet animal a été seulement disposé à une grande transformation pour devenir un animal d'une autre espèce. On voit même quelque chose d'approchant hors de la generation, comme lorsque les vers deviennent mouches et que les chenilles deviennent papillons. (Theod. §.86. 89. §.86. Pref. Theod. §.90. §.187. 188. §.403 §.86. §.397.)

 

75. Les animaux, dont quelques uns sont élevés au degré des plus grands animaux par le moyen de la conception, peuvent être appellés spermatiques; mais ceux d'entre eux qui demeurent dans leur Espèce, c'est à dire la plupart, naissent, se multiplient et sont détruits comme les grands animaux, et il n'y a qu'un petit nombre d'Elûs, qui passe à un plus grand theatre.

 

76. Mais ce n'étoit que la moitié de la verité: j'ay donc jugé, que si l'animal ne commence jamais naturellement, il ne finit pas naturellement non plus; et que non seulement il n'y aura point de generation, mais encor point de destruction entiere, ny mort prise à la rigueur. Et ces raisonnemens faits a posteriori et tirés des experiences s'accordent parfaitement avec mes principes deduits a priori comme cy-dessus. (Theod. §.90.)

 

77. Ainsi on peut dire que non seulement l'Ame (miroir d'un univers indestructible) est indestructible, mais encor l'animal même, quoyque sa Machine perisse souvent en partie et quitte ou prenne des depouilles organiques. (Theod. §.90.)

 

78. Ces principes m'ont donné moyen d'expliquer naturellement l'union, ou bien la conformité de l'Ame et du corps organique. L'ame suit ses propres loix et le corps aussi les siennes; et ils se rencontrent en vertu de l'harmonie préétablie entre toutes les substances, puisqu'elles sont toutes les representations d'un même Univers. (Pref. Theod. §.340. §.352. 353. 358.)

 

79. Les ames agissent selon les loix des causes finales par appetitions, fins et moyens. Les corps agissent selon les loix des causes efficientes ou des mouvemens. Et les deux regnes, celuy des causes efficientes et celuy des causes finales, sont harmoniques entre eux.

 

80. Des Cartes a reconnu, que les Ames ne peuvent point donner de la force aux corps, parce qu'il y a tousjours la même quantité de force dans la matiere. Cependant il a crû, que l'ame pouvoit changer la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point sû de son temps la loy de la nature, qui porte encor la conservation de la même direction totale dans la matiere. S'il l'avoit remarquée, il seroit tombé dans mon Systeme de l'Harmonie préétablie. (Pref. Theod. §.22. §.59. 60. 61. §.63. §.66 §.345. 346 sqq. §.354. 355.)

 

81. Ce systeme fait que les corps agissent comme si (par impossible) il n'y avoit point d'Ames; et que les Ames agissent comme s'il n'y avoit point de corps, et que tous deux agissent comme si l'un influoit sur l'autre.

 

82. Quant aux Esprits ou Ames raisonnables, quoyque je trouve qu'il y a dans le fond la même chose dans tous les vivans et animaux, comme nous venons de dire (sçavoir que l'animal et l'Ame ne commencent qu'avec le monde, et ne finissent pas non plus que le monde), il y a pourtant cela de particulier dans les Animaux raisonnables, que leurs petits Animaux spermatiques tant qu'ils ne sont que cela, ont seulement des Ames ordinaires ou sensitives, mais dès que ceux qui sont élûs, pour ainsi dire, parviennent par une actuelle conception à la nature humaine, leurs ames sensitives sont elevées au degré de la raison et à la prerogative des Esprits. (Theod. §.91. §.397.)

 

83. Entre autres differences qu'il y a entre les Ames ordinaires et les Esprits, dont j'en ay déja marqué une partie, il y a encor celle cy, que les Ames en general sont des miroirs vivans ou images de l'univers des creatures, mais que les Esprits sont encor des images de la Divinité même, ou de l'Auteur même de la Nature, capables de connoitre le systeme de l'Univers et d'en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques, chaque esprit étant comme une petite divinité dans son departement. (Theod. §.147.)

 

84. C'est ce qui fait que les Esprits sont capables d'entrer dans une maniere de Societé avec Dieu, et qu'il est à leur egard, non seulement ce qu'un inventeur est à sa Machine (comme Dieu l'est par rapport aux autres creatures), mais encor ce qu'un prince est à ses sujets et même un pere à ses enfans.

 

85. D'où il est aisé de conclure que l'assemblage de tous les Esprits doit composer la Cité de Dieu, c'est à dire le plus parfait état qui soit possible sous le plus parfait des Monarques. (Theod. §.146. Abregé object. 2.)

 

86. Cette Cité de Dieu, cette Monarchie veritablement Universelle est un Monde Moral dans le Monde Naturel, et ce qu'il y a de plus elevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu et c'est en luy que consiste veritablement la gloire de Dieu, puisqu'il n'y en auroit point, si sa grandeur et sa bonté n'étoient pas connues et admirées par les esprits: c'est aussi par rapport à cette cité divine, qu'il a proprement de la Bonté, au lieu que sa sagesse et sa puissance se montrent partout.

 

87. Comme nous avons établi cy dessus une Harmonie parfaite entre deux Regnes Naturels, l'un des causes Efficientes, l'autre des Finales, nous devons remarquer icy encor une autre harmonie entre le regne physique de la Nature et le Regne Moral de la Grace, c'est à dire entre Dieu consideré comme Architecte de la Machine de l'univers, et Dieu consideré comme Monarque de la Cité divine des Esprits. (Theod. §.62. §.74. §.62. §.118. §.248. §.112. §.130. §.247.)

 

88. Cette Harmonie fait que les choses conduisent à la grace par les voyes mêmes de la nature, et que ce globe par exemple doit être détruit et reparé par les voyes naturelles dans les momens, que le demande le gouvernement des Esprits; pour le chatiment des uns et la recompense des autres. (Theod. §.18 seqq. §.110. §.244. 245. §.340.)

 

89. On peut dire encor, que Dieu comme Architecte contente en tout Dieu comme Legislateur, et qu'ainsi les pechés doivent porter leur peine avec eux par l'ordre de la nature, et en vertu même de la structure mecanique des choses, et que de même les belles actions s'attireront leurs recompenses par des voyes machinales par rapport aux corps, quoyque cela ne puisse et ne doive pas arriver tousjours sur le champ.

 

90. Enfin sous ce gouvernement parfait il n'y aura point de bonne Action sans recompense, point de mauvaise sans chatiment, et tout doit reussir au bien des bons, c'est à dire de ceux, qui ne sont point des mecontents dans ce grand Etat, qui se fient à la providence, apres avoir fait leur devoir et qui aiment et imitent comme il faut l'Auteur de tout bien, se plaisant dans la consideration de ses perfections suivant la nature du pur amour veritable, qui fait prendre plaisir à la félicité de ce qu'on aime. C'est ce qui fait travailler les personnes sages et vertueuses à tout ce qui paroit conforme à la volonté divine presomtive ou antecedente, et se contenter cependant de ce que Dieu fait arriver effectivement par sa volonté secrete, consequente et decisive, en reconnoissant, que si nous pouvions entendre assez l'ordre de l'Univers, nous trouverions qu'il surpasse tous les souhaits des plus sages, et qu'il est impossible de le rendre meilleur qu'il est, non seulement pour le tout en general, mais encor pour nous mêmes en particulier, si nous sommes attachés comme il faut à l'Auteur du tout, non seulement comme à l'Architecte, et à la cause efficiente de notre être, mais encor comme à notre maître et à la cause Finale qui doit faire tout le but de notre volonté, et peut seul faire notre bonheur. (Theod. §.134 fin. Pref. Theod. §.278.)